The Third Mind, emprunter à la muséographie Beaux-arts
« Si elles sont uniformisées, les conventions sont rarement rigides et immuables »[1]Avec l’exposition « The Third Mind » présentée au Palais de Tokyo, l’artiste curator Ugo Rondinone rend hommage au mouvement littéraire Cut-up. Initié dans les années 1960 par William S.Burrough et Brion Gysin, le Cut-up (traduire découpage) marque le décloisonnement des limites arts plastiques/littérature (notamment par référence aux collages cubistes) ainsi que la déconstruction des codes littéraires les plus conventionnels et horizons d’attentes des lecteurs. A sa manière, « The Third Mind » désarme les codes expositionnels qui font autorité dans les expositions d’art contemporain et pour les visiteurs avertis. La mise en exposition proposée s’apparente à une collision entre deux pratiques muséographiques et emprunte autant aux conventions admises par les musées des Beaux-Arts qu’à celles des expositions d’art contemporain.
Au préalable, nombres d’indices renforcent la conviction que « The Third Mind » appartient bien au genre exposition d’art contemporain : salles dénudées, blancheur des cimaises, cartels éloignés des expôts, absence d’explications, isolement des expôts, éviction de l’interdit muséal [2], utilisation aléatoire des supports muséographiques, etc…Pas de quoi donc ébranler les représentations et horizons d’attentes que possèdent les adeptes des expositions d’art contemporain ! Pourtant, ce serait sans compter sur un parcours plus attentif de certaines salles de l’exposition… Tel un jeu de piste, à l’adresse des plus initiés, le commissaire a multiplié les entorses aux normes expositionnelles de l’art contemporain. Transgressant ainsi la sacro-sainte règle du décloisonnement total des espaces d’exposition, d’usage au Palais au Tokyo, l’érection de cloisons redouble le nombre de sections de l’exposition et manifeste derechef le triomphe de la partie sur le tout. La juxtaposition d’espaces « halle » avec des salles aux dimensions plus modestes, imprime sur le parcours une pluralité de rythmes de visites. Une telle gestion de l’espace provoque tantôt une déambulation à l’échelle « macro » qui privilégie la vue d’ensemble, tantôt un cheminement à l’échelle « micro » qui requiert une appréhension dans le détail des expôts. Le ton est donné depuis les caisses puisque deux œuvres de taille imposante et non-soclées surgissent dans notre champ de vision (Car Park de Sarah Lucas, Three Elements de Ronald Bladen).
Cependant, une fois le hall d’entrée passé, chacun constatera avec étonnement le cloisonnement inaccoutumé de ce grand espace semi-circulaire. Dès lors, à la manière des artistes Cut-up qui ont déstructuré les règles littéraires et recomposé leurs propres normes textuelles, Ugo Rondinone signe une syntaxe inédite des espaces du Palais de Tokyo. Se risquant à segmenter les espaces de l’exposition par section de façon comparable aux musées des Beaux-Arts, le commissaire propose une scénographie qui fonctionne par différenciation et qui se fonde sur une succession de salles aux superficies imprévisibles. L’originalité d’une telle gestion de la surface de l’exposition dénote d’avec les habitudes du lieu. C’est au fil d’un parcours labyrinthique que le visiteur doit rassembler toutes les notions d’histoire de l’art qu’il possède et tout le vécu qu’il a des expositions du Palais de Tokyo, seul gage pour lui d’avoir accès à toutes les subtilités mises en scène par le curator.
Ugo Rodinone ne s’est pas contenté d’une scénographie singulière. Parallèlement, il a eu recours à un emploi quasi-excessif des supports muséographiques cadre et socle tandis que ces derniers sont boudés par les curators des expositions d’art contemporain. En effet, certaines sections de l’exposition démontrent d’une certaine forme de classicisme : accrochage linaire des toiles, utilisation systématique du cadre et il s’avère que ce choix de monstration s’accommode assez bien d’œuvres qui jouent avec le principe de sérialité, voire de l’obsessionnel (notamment la série Wartesäle de Jean-Frédéric Schnyder). Quant au soclage de certains expôts, il n’est pas en reste. Il nous revient alors à l’esprit les rapports complexes, tantôt conflictuels, tantôt fusionnels, entretenus entre l’œuvre d’art et le socle durant le vingtième siècle. Qu’il assure la bonne visibilité et la stabilité de l’œuvre montrée, le socle est aussi un moyen de singulariser l’objet et de fixer sa valeur artistique. Tour à tour rejeté ou intégré à l’œuvre, le socle est de nouveau tendance dans les expositions d’art contemporain ! Sur le parcours de l’exposition on en trouve de toutes les sortes : du socle piédestal qui isole l’œuvre de son espace d’exposition (Untitled de Paul Thek), au socle mobile façon bricolage (Homage to R.Crumb, my Father de Rebecca Waren), en passant par le socle imposant type mobilier (Mary de Nancy Grossman). Mais, la plus grande réussite du socle est de se faire remarquer même lorsqu’il est absent (Three Elements de Ronald Bladen, Untitled de Hans Josephsohn, Screen Test d’Andy Warhol). C’est donc un pèlerinage sur le chemin de l’histoire de la mise en exposition qui s’offre aux plus initiés des visiteurs. Or, il n’est pas certain que pour les publics occasionnels ou novices de telles références expositionnelles sont clairement décodables. Bien qu’au nom du hasard et de l’inattendu (« The Third Mind »), il n’empêche que le choix des œuvres, la scénographie, l’usage des supports muséographiques, pourraient leur paraître bien aléatoires.
Par Amélie Gaucher,
Co-rédactrice en chef
[1] Becker, Howard (1988) (éd. originale 1982) Les mondes de l’art. Paris, Flammarion
[2] Ce que je nomme « interdit muséal » comprend les modalités par lesquelles s’expriment la mise à distance des visiteurs des expôts (barrière, tracé au sol, étiquette « Ne pas toucher »…)