Le Musée de la batellerie de Conflans Sainte-Honorine : 40 ans de vie et de transformation de l’exposition permanente

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         Qu’elle concerne la présentation de collections permanentes ou la réalisation d’une exposition temporaire, chaque construction muséale incarne un mode de traitement du passé et du présent qui révèle avant tout des choix scientifiques et idéologiques. Les gestes muséaux du concepteur traduisent une vision, une approche spécifique qui se traduit entre autres par des découpages chronologiques ou thématiques, l’accent mis sur tel ou tel facteur, un type de discours… La courte histoire du musée de la batellerie de Conflans Sainte Honorine nous en fournit un bon exemple.

 

 

Un musée des techniques : le temps des bateaux et de la médiation architecture nautique / pédagogie

 

La première salle du musée de la batellerie est ouverte en 1967. C'est un temps où la muséologie est en plein renouveau et où s’imposent avec force les musées des Arts et traditions populaires et, plus modestement, ceux liés aux techniques. Tout cela se forge dans ce moment de forte croissance économique et de profonds bouleversements économiques et sociaux, que l'on appellera plus tard les « Trente Glorieuses ». Dans ce climat de mutation généralisée, l'idée progresse d’une nécessaire préservation des savoirs, savoir-faire, croyances… d’un univers qui disparaît dans un environnement menacé. Le fluvial n’échappe pas à cette mutation et le temps des péniches de bois tractionnées est plus que compté. L’acte de décès officiel de cette première forme de batellerie industrielle qui a connu ses lettres de noblesse entre 1850 et 1950,  est signé en 1970, quand le ministère supprime tous les services de traction[1].

La tâche initiale de création du Musée de la Batellerie est confiée à François Beaudouin. Bien qu’élève de Georges Henri Rivière, le père des écomusées, il s’intéresse avant tout et dès les années 1960 à l’histoire des techniques de la navigation maritime. Ayant travaillé sur un chantier de construction de bateaux de bois à Marseille où il a acquis une pratique professionnelle certaine, c’est aussi un navigateur amoureux de la mer. Ce parcours personnel de l’homme choisi pour créer un musée de la batellerie explique en grande partie les premiers choix muséographiques : il s’agira avant tout d’un musée des techniques, et non d’un écomusée.

Nommé à Conflans, François Beaudouin définit très vite un projet muséographique qui s'appuie en effet sur la compréhension du phénomène technique. Il crée alors ce qui apparaît comme un musée des techniques nautiques. Son objectif est de montrer toute l'importance de cet univers technologique à des contemporains qui considèrent volontiers ce champ d'activité comme secondaire… Le bateau est au cœur de son approche. C’est en particulier au travers de son architecture que l’on rend compréhensible l’acte nautique. Batellerie = bateau.

Situés dans un très beau parc dominant la Seine, à deux pas d’une tour médiévale de contrôle du trafic fluvial, le musée va se construire progressivement, des salles étant ouvertes les unes après les autres, avec souvent plusieurs années de décalage entre les diverses extensions. En effet, l’établissement est abrité dans un château dont l’essentiel de l’espace est occupé par divers services municipaux. Au fur et à mesure du développement de la ville, le transfert de son administration dans des locaux plus grands et mieux adaptés libère des salles récupérées en partie par le musée. 

Chemin faisant, François Baudouin est donc amené à compléter sa muséographie. Des salles nouvelles s’ouvrent peu à peu, mais obéissant toujours à cette même logique « technique » pour traiter outre le bateau, ses modes de propulsions ou la construction fluviale. Une salle bien caractéristique de cette démarche a été celle des modes de propulsion disparue aujourd’hui. Elle comportait sept vitrines qui traitaient chacune d’un ensemble propulsif défini en fonction de la combinaison entre source d’énergie et appareil de propulsion : le halage mécanique, le bateau à roues à vapeur, le bateau à vapeur et à hélice, etc.

 

A cette époque, on aurait pu imaginer bien sûr d’autres démarches de présentation des collections. Ainsi, une approche historique aurait-elle plutôt cherché à dater, à mettre en évidence les éléments de rupture et de continuité, à périodiser… En tant qu’historien et pédagogue, c’est d’ailleurs cette voie de recherche chronologique et multidimensionnelle que personnellement j’empruntais dans les années soixante-quinze. La compréhension des navigations intérieures exigent fondamentalement et conjointement pour moi l’étude des interactions entre les hommes, les voies d’eau et les bateaux. C’est ce que j’appelle parfois le triangle d’or. M’appuyant sur la pluralité des rythmes du temps, j’ai défini une succession de structures fondamentales, de configurations socio-économiques où les hommes occupent une place centrale tandis que l’économique, le technique et le social s'imbriquent étroitement dans le phénomène explicatif. Temps, espace, système… débouchent sur une tentative de modélisation de systèmes successifs. Dès lors, je me suis attaché à définir la spécificité de chaque période et à analyser les dynamiques de passage et de transition d'un modèle à l'autre. Le processus de changement social est au cœur de cette problématique avec ses forces d'avancée et de résistance, ses rythmes qui traduisent lenteur ou accélération, ses degrés d’acceptabilité sociale...

J’allais bientôt pouvoir développer cette démarche parallèlement à celle de François Beaudouin au musée même. En effet, à peine nommé professeur à l’Ecole normale voisine,  la Cellule d’action culturelle du Rectorat de Versailles me confie l’animation pédagogique du musée. Je dois donc concevoir un dispositif de visites qui respecte et valorise la démarche du conservateur, tout en permettant aux enseignants du primaire et du secondaire tout à la fois d’entrer dans le jeu et de trouver des points d’appui dans leurs programmes scolaires respectifs.

Cette stratégie s’appuie alors sur trois piliers :

- partir des représentations et des savoirs du public pour rassurer, mettre en évidence les entités d’un  terrain connu et assurer ensuite les nouveaux savoirs et apprentissages sur cette base solide.

- découvrir d’abord les activités batelières contemporaines dans leurs diverses composantes sur le terrain, l’une des caractéristiques fondamentales du musée étant de se trouver au cœur de la capitale de la batellerie.  L’ « aujourd’hui-ici » permet de faire émerger entre autre les questions techniques.

- aller ensuite au musée pour trouver des réponses à ces interrogations premières et pénétrer dans le passé en découvrant comment les hommes ont résolu ces mêmes questions hier sur la Seine d’abord « hier-ici »,  puis par extension « hier-ailleurs[2] ».

 

De plus, une panoplie d’actions ne tarde pas à être proposée aux visiteurs. Nous avons participé très activement à ce mouvement de requalification de l’action pédagogique dans les musées en mettant en place des stratégies d’innovation dont certaines sont devenues courantes aujourd’hui (visite-découverte et d’exploration, ateliers, projets partenariaux, classe de découverte puis de patrimoine…). Parmi cet inventaire des possibles que nous proposons aux visiteurs dans une brochure annuelle, une visite rencontre avec le conservateur. Celle-ci a reçu un franc succès et permettait bien cette confrontation entre sa démarche scientifique et celle des établissements. Par exemple, dans une vitrine se côtoyaient un chaland de Loire et un bateau nantais. Je commençais par faire comparer ces deux bateaux pour mettre en évidence leurs points communs (un fond plat caractéristique des bateaux fluviaux, des grès de manœuvres…) puis leurs différences (formes de l’avant et de l’arrière définissant une architecture à levée ou à étrave et étambot, angle formé par le fond et les bords…). Ensuite le conservateur intervenait pour interpréter ces observations et montrer toutes les conséquences que l’on pouvait tirer de ces architectures diverses. Puis le débat s’engageait car pour comprendre comment évoluait le bateau, il fallait aller dans une autre salle voir les techniques de halage…

 

 

La reconnaissance culturelle par le biais des voies d’eau

 

Au printemps 1986, la Caisse nationale des monuments historiques et des sites organise à Paris, à la Conciergerie, une très importante exposition consacrée aux canaux. C’est alors toute la place de la culture fluviale dans l’histoire de notre pays qui est reconnue, essentiellement par le biais de l’architecture. Le Musée de la Batellerie participe pleinement à cette manifestation prestigieuse. Cela renforce notre action  d’autant plus que François m’avait confié le soin de publier un ouvrage général grand public sur la batellerie[3]. Cet important travail voit sa traduction au sein du musée et la problématique de l’histoire des techniques des voies navigables est maintenant présentée.

Cet important moment d’histoire culturelle doit être replacé dans le contexte économique et social de crise qui caractérise la batellerie d’alors. Après avoir atteint des sommets dans les années 1970, le trafic et les frets s’effondrent, et en quelques années la question de la survie de ce mode de transport se pose très concrètement. Arrivée au pouvoir, la Gauche tente une relance en réformant en profondeur le secteur tandis que rebondit régulièrement la polémique sur la liaison Rhin-Rhône et que les mouvements sociaux des mariniers se multiplient. Parallèlement, nos sociétés sont emportées dans un vaste mouvement de patrimonialisation. La grandeur et la magnificence de certains ouvrages liés aux canaux retiennent alors l’attention des dirigeants culturels.

En conséquence, trois grandes visions du patrimoine fluvial ne tardent pas à se forger. Directement issue de l’exposition de 1986, la première limite la notion aux seuls bâtiments et ouvrages divers dont l’Etat est propriétaire. En réponse, François Beaudouin développe une notion plus ouverte et centrée sur le bateau fluvial. Pour ma part, j’insiste sur la complexité et la multidimentionnalité du patrimoine fluvial qui, à mes yeux, ne peut se réduire à une ou deux composantes mais doit prendre en compte les hommes (patrimoine ethnologique), les milieux et paysages (patrimoine environnemental, flore et faune), les voies et les bateaux (patrimoine technique industriel[4])… Parallèlement, les apports du patrimoine archéologique et en particulier des découvertes sub-aquatiques apportent une vision totalement renouvelée. Notons que par la suite, le ministère de la Culture associera le patrimoine fluvial au patrimoine maritime, consacrant en quelque sorte l’approche du musée.

Pendant toutes ces années, François Beaudouin cherche à développer le musée, non seulement par son rayonnement intellectuel, mais également matériellement. Une opportunité se présente avec la nécessaire reconversion d’un bâtiment et d’une cour voisine au musée. Le conservateur  formule donc un projet d’expansion en ce sens afin de rapprocher dans l’espace même et concrètement le musée de la rivière. A l'heure où se développent de nombreux lieux de mémoire et où les gens d'à terre semblent redécouvrir leurs rivières, le projet prévoit que les « deux aspects indissociables de la navigation intérieure, les bateaux et les voies navigables y soient réunis[5]». Et pour bien montrer sa volonté, François Baudouin propose à la ville de baptiser le nouvel établissement Musée d’intérêt national des voies navigables et de la batellerie. Néanmoins, ce projet ne verra jamais le jour.

 

 

Un musée des voies d’eau 

 

Quand François Beaudouin prend sa retraite en 1994, le nouveau conservateur reprend cette idée. Il imprime sa marque à la logique de communication par intrusions d’abord de changements opérés par petites touches successives, introduisant en particulier un espace voies navigables. Puis en 2005, il se lance dans une rénovation profonde en faisant de la voie d’eau un pilier central  du musée. Les salles sont totalement réorganisées, de nombreuses maquettes de bateaux disparaissent dans les réserves, la logique d’une histoire des techniques s’estompe. Une nouvelle page s’ouvre grâce à la présentation de maquettes appartenant aux collections de l’ancien musée des Travaux Publics… Cette volonté est largement appuyée par l’organisme en charge du réseau, Voies Navigables de France,  qui apporte là tout son concours financier. En province, d’autres responsables de musées fluviaux s’en plaindront d’ailleurs, dénonçant ce quasi monopole conflanais. Ainsi, le musée est-il intégré dans une politique volontariste de restauration de l’image du transport fluvial dont la situation économique se redresse après vingt ans de crise.

Parallèlement, le conservateur souhaite se déplacer dans de nouveaux locaux, de préférence en bordure de Seine. Plusieurs projets sont étudiés, mais aucun n’aboutit. En conséquence, un nouvel ordonnancement s’impose. La présentation mêle alors approche thématique et approche chronologique dans des espaces éclatés.

Pour le travail d’animation pédagogique, les choses sont bigrement plus compliquées. Ainsi, les élèves ont souvent quelques difficultés à établir des repères dans le temps des configurations fluviales.  Ils peinent à créer des relations entre les divers éléments d’une même époque vus dans des salles différentes. Pour faciliter la découverte des collections, j’articule les actions autour de trois thèmes principaux :

- les voies navigables

- les batelleries traditionnelles

- les batelleries industrielles

Quant à la frise chronologique sur laquelle je vais leur proposer de placer les éléments les plus significatifs de chaque période, elle devient alors un outil incontournable. Elle permet d’identifier l'essentiel et de se familiariser avec les divers temps de la civilisation fluviale.

Tout en permettant d’aborder des techniques, le musée de Conflans ne se présente plus comme un musée des techniques. Dans ce sens, il participe à ce mouvement de repli de cette catégorie de musée dont l’organigramme du ministère actuel constitue le meilleur exemple. Il reste un musée d’objets et d’ouvrages décontextualisés tandis que par ailleurs, la modernisation du réseau et de la flotte aboutit à la destruction d’ouvrages et de bateaux dont nous retrouverons sans doute les traces dans un musée demain.

 

 

Quel musée pour le fluvial ?

 

Depuis quelques temps déjà, écomusées, musées de sciences, musées de techniques, musées d’arts et de traditions populaires opèrent des changements drastiques dans le choix de leurs présentations, des thèmes qu’ils abordent et de leur rôle. De plus en plus leur approche vise à aider les visiteurs à réfléchir autrement à de grands problèmes jugés fondamentaux pour les contemporains, en transmettant des idées, des attitudes, des pratiques, des valeurs… Pourtant, ni le transport en général, ni la navigation intérieure en particulier ne font partie aujourd’hui de cet horizon. Et pourtant ! Une nouvelle manière de penser le transport nous apparaîtrait bien de plus en plus indispensable au maintien des grands équilibres mondiaux. Les différents partenaires du Grenelle de l’Environnement semblent l’avoir admis et des engagements allant dans ce sens ont été  pris.

Certes, des pistes nouvelles de présentation et de communication sont ouvertes par divers lieux. A titre d’exemple, citons une théâtralisation au château de Montsoreau[6], un parcours diversifié à Longueil Annel[7], une muséographie très innovante à Chateauneuf sur Loire, un programme culturel d’accompagnement à Cosne sur Loire… Il ne faudrait pas oublier non plus les initiatives venues de la profession elle-même avec les bateaux musées à Offendorff, Poses, Riqueval… Et à côté, soulignons les efforts de Voies Navigables de France pour mettre en valeur des sites exceptionnels en les historisant[8].  Pourtant, dans cette rénovation muséale, utile et intéressante à bien des points de vue, on n’enregistre pas de véritable rupture de fond.

 

 

Bernard Le Sueur

 



[1] B. LE SUEUR, Mariniers, Histoire et mémoire de la batellerie artisanale, Chasse-Marée/Glénat, tome 1, 2004, tome 2, 2005.

[2] François Beaudouin a souhaité d’emblée constituer un musée traitant de la batellerie en France. Cette dimension s’accentue au fil des ans et des collections sur tous les bassins fluviaux ne tardent pas à être présentées.

[3] B.LE SUEUR, Batelleries et bateliers de France, Paris, 1982.

[4] Lors de la création des premières institutions s’intéressant au patrimoine industriel, les responsables refusaient de considérer  et d’y inclure le patrimoine fluvial. A leurs yeux, cette notion s’attachait essentiellement aux établissements de production et le transport par voie d’eau n’était qu’un service.

[5] F. BEAUDOUIN, Programme muséographique en vue de la création d’une section voies navigables, Conflans Sainte Honorine, mai 1988.

[6] Devenu et de loin,  le premier musée fluvial par le nombre d’entrées dans un établissement. Mais en moyenne, un musée fait de 5 à 10 000 entrées par an , le premier tournant autour de 20 000.

[7] Voir le site internet de la Cité des bateliers.

[8] Les grands sites comme Gambheims ou Fonserannes dépasse les 100 000 visiteurs par an !

Publié dans Thème : Discours

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