Du discours scientifique à l’engagement scénographique : Jean Genet et la prison de Fontevraud

Par sa muséographie, l’exposition est la traduction d’un discours scientifique ou idéologique. Elle colle au plus près de l’intention de départ exprimée par le comité scientifique. Mais en imposant sa propre grammaire, elle peut devenir un acte : un acte d’engagement.
Lorsqu’il nous a été demandé de réfléchir à la mise en espace de l’histoire carcérale de l’abbaye de Fontevraud, notre équipe a accepté comme pour n’importe quel sujet. Suscitée par Xavier Kawa-Topor, directeur du Centre Culturel de l’Ouest, accompagné de Philippe Artières, historien anthropologue de l’écrit, ce projet prit cependant une forme inattendue pour nous. Il nous fallait nous pencher sur un problème peu ordinaire : la place de l’enfermement dans notre société.
La première des questions, la plus radicale, consista à se demander s’il était possible de mettre en exposition la prison. En effet, est-il possible de montrer au grand public cette institution qui fait tout pour cacher, pour effacer toutes les traces de l’enfermement et de la privation de liberté ?
Tout d’abord, notre démarche fut de prendre le lieu par ses espaces, ses dédales, ses couloirs... Mais plus nous progressions, plus les indices du temps se découvraient, plus nous effleurions des questions apparemment muettes. Nous sentions que la question du passé n’était finalement pas celle qui nous était réellement posée. Une évidence s’imposa à nous : il fallait accepter de dévoiler la prison comme un élément de notre société contemporaine. Dès ce moment, le travail muséographique n’est plus seulement un geste technique ; il résonne engagement pour dire l’enfermement et l’exclusion du monde. Un langage muséographique fort était à trouver afin de montrer le fait carcéral de Fontevraud comme fait de société.
Mettre en scène est de facto opposé à la mise sous écrou. L’un extériorise, l’autre intériorise. Il y avait donc un certain défi à mettre en espace l’institution sociale qu’est la prison. L’exposition s’est ainsi construite comme le révélateur de la spatialisation de l'institutionnalisation du corps social carcéral.
Spatialement, les espaces clos des cellules et l’espace panoptique cerné des murs d’enceinte nous conduisirent à construire un dispositif au sein duquel le visiteur allait physiquement prendre place. Pas anodin non plus, le lieu définitif retenu pour l’exposition, les anciens parloirs, constitue un trait d’union entre l’intérieur et l’extérieur. L’enfermement est ici montré comme un système. Les choix scénographiques rendent compte d’une organisation sociale qui n’assume pas ses contradictions, incapable de réguler « l’irrégulable ». En cela, la mise en exposition devient un langage politique pour dire notre société, qui continue d’enfermer parce qu’elle a n’a aucun autre remède à proposer.
Par ailleurs, le point de vue historique entraîne le visiteur vers une prise de conscience de l’envers du décor de l’abbaye, gommé, étouffé et parfois nié. Il est aussi le point de départ d’une réflexion rendu possible grâce au travail de conservation puis de valorisation de l’imposante masse des archives. Archives écrites et classées illustrent un monument de gestion. Extraite parmi toutes, l’utilisation d’une seule photographie et d’un seul registre d’écrou inverse, comme en contrepoids, le mutisme des tonnes d’archives accumulées. La figure carcérale emblématique prend la prison à rebrousse poils. Des fichiers de l’administration pénitentiaire et des cartons d’archives restés jusqu’alors inexplorés se dressent dans l’exposition, comme une figure dérangeante désignant une institution qui met tout en œuvre pour ranger et classer sans suite. L’immense panneau des numéros des matricules d’une seule année est là pour témoigner de cette capacité de l’administration à produire du « chiffre » et de l’anonymat. Pourtant chaque numéro a bien un nom, une histoire, son histoire.
Quel parti pris muséographique pouvait le mieux faire place à l’histoire des milliers d’hommes, de femmes et même d’enfants, qui ont été enfermés dans la célèbre centrale de Fontevraud ? Des traces brouillées et des archives pléthores restées inexploitées n’auraient pas suffit.
En donnant la parole à un seul détenu, porte-voix des innombrables détenus de la prison de Fontevraud mais dont le visage est connu, Jean Genet, le comité scientifique donna une ligne de force insoupçonnable au projet. Sans y avoir jamais été réellement incarcéré, c’est pourtant Fontevraud que Jean Genet choisit pour décrire la prison mythique de son adolescence vécue en maison de redressement, puis celle de Fresnes où il fut enfermé. L’unique figure de l’écrivain devait s’affirmer aux yeux des visiteurs pour grossir les traits des absents. C’est lui qui guiderait le visiteur depuis l’accueil jusqu’à la « sortie ».
L’image de Jean Genet n’est pas celle de Jean Genet l’individu, mais celle que l’administration pénitentiaire a faite de lui. Les trois portraits de lui, exposés bout à bout du plateau scénographique, comme une colonne vertébrale, resserrent la tension spatiale telle une vrille traversant de part et d’autre les trois grands thèmes de l’exposition : juger et punir, enfermer et s’évader. La première apparition visuelle de Jean Genet, une photographie présumée de l’adolescent Genet à Mettray, dit la volonté de la société de prouver l’origine du détenu avant l’enfermement, comme s’il était déjà condamnable avant même son incarcération. La seconde, une photo d’identité, est celle de tous les détenus pris un par un. Mise en scène dans son immense cadre gris, elle désigne le « coupable » et démontre la distorsion du regard porté sur le détenu. Unique image anthropométrique de l’exposition, elle montre sous un éclairage artificiel au plan imposé, une absence de profondeur, des milliers de visages identiques. Aucune forme « psychologique », comme une mise en représentation construite par l’institution elle-même. La prise de vue relève plus du bestiaire que de l’humanisme et modèle notre manière de regarder et de montrer. Le dernier portrait, quant à lui, est animé, en couleur. Le temps a passé. Les images ont été filmées dans un décor simple, végétal. Elles racontent le personnage en fin de vie rendant hommage à la prison avec un mot issu du monde de l’enfance, le mot « bonbon ». Incongru le « mot dit » proclame avec force la croyance en un monde différent. L’interview, en fin d’exposition, redonne à chacun des détenus un visage humain fait de rêves, de sensualité et de projets.
Par ses choix de mise en exposition, Le Musée éphémère - 1ère partie : Jean Genet et la prison de Fontevraud (2009-2011) assume ainsi le passage du discours scientifique à un acte engagé destiné à faire porter un regard différent sur l’autre, et sur notre société.
Sylvie Marie Scipion, Muséographe de l’agence In situ