Autour de Bêtes et Hommes, de l'objet de collection à l'objet culturel

Publié le par Nicolas Blémus

 



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l’occasion de sa réouverture après rénovation, la Grande Halle de la Villette propose une exposition aussi séduisante pour le visiteur que pour le professionnel de musée. En effet, Bêtes et Hommes donne à voir en un joyeux entremêlement des objets et éléments forts différents : documentaires présentant le comportement de tel ou tel animal, vases grecs à figures rouges prêtés par Le Louvre, expôts de médiation créés par l’équipe de la Halle, animaux vivants, etc. Immédiatement l’esprit du visiteur est stimulé par la gymnastique qui lui est proposée, alors que tous ces éléments viennent composer le discours de l’exposition. Car la centralité de l’exposition est bien là, dans la médiation d’un discours et non dans la monstration des objets. L’exposition inaugurale de la Halle de la Villette illustre ainsi la transformation de l’utilisation de l’objet et l’évolution de son statut, depuis sa fétichisation au XVIe siècle jusqu’au caractère essentiellement discursif qu’il peut prendre aujourd’hui. Revenir sur quelques moments historiques des institutions de monstration de l’objet permettra de mieux comprendre en quoi Bêtes et Hommes rend visible un phénomène muséologique long, ce qui constituera une base de réflexion pour répondre à la question que pose d’une certaine manière la Halle de la Villette : assiste-t-on à la mort de l’objet de collection ?

Au commencement était le cabinet de curiosités, qui apparaît et se développe aux XVIe et XVIIe siècles. Dans ces cabinets s’étalaient devant les yeux des quelques privilégiés que guidait le propriétaire des biens, objets artisanaux venant d’autres latitudes ou civilisations, instruments scientifiques, représentants des règnes animal, végétal et minéral, et mille autres trésors encore. Le visiteur dirige son esprit vers chaque objet, qui est alors l’unité de sens. Chaque curiosité est avant tout interrogée séparément : qu’est-ce que c’est, d’où cela vient-il, qu’est-ce que cela dit ? Le principe de répartition spatiale à l’œuvre est donc la juxtaposition. Avec le XIXe siècle, on assiste à l’éclatement des cabinets de curiosités au profit de l’apparition des musées, ces institutions spécialisées scientifiquement qui induisent, en ce qui concerne les collections, un cloisonnement réalisé en fonction de la nature des objets. Animaux naturalisés, herbiers et autres échantillons de pierres et de roches sont rassemblées et étudiées au sein d’institutions se vouant aux sciences dites naturelles. Les Muséums sont nés. Ici aussi l’unité de sens est l’objet et le principe de monstration est la juxtaposition. Les muséums constituent des sortes de bibliothèques de spécimens, que les chercheurs et étudiants viennent analyser. Deuxième temps fort pour l’objet de collection, le remplacement de la monstration au profit de la mise en exposition d’unités patrimoniales. L’unité n’est plus l’objet mais l’univers auquel se rapporte un groupe d’objets : la culture paysanne dans le cas de la reconstitution d’une maison bretonne, le biotope d’un animal dans le cas des dioramas qui se multiplient alors dans les muséums. Les objets deviennent ainsi des représentants ou des substituts de ce que l’on cherche à montrer. Troisième temps fort, celui de l’exposition discursive. Le principe au centre de la répartition spatiale des objets devient le discours que souhaite faire passer le producteur de l’exposition. La centralité du sens qui est proposée au visiteur fait corps avec le découpage de l’exposition en unités thématiques. Dans le cas de Bêtes et Hommes, quatre unités principales sont proposées au visiteur : les animaux transforment les humains, l’animal est un étranger pour l’homme, les animaux ont un métier, les animaux imposent des choix. C’est alors dans le cadre de ces unités thématiques que les objets prennent sens.

En quatre siècles, l’objet-curiosité a laissé sa place à l’objet d’étude, qu’a supplanté l’objet référent (première forme d’effacement de l’objet de collection), auquel a succédé l’objet comme élément d’un discours (deuxième forme d’effacement). C’est tout du moins ce que l’on peut dire en ce qui concerne l’évolution de la muséographie dominante, celle des grandes institutions. Car aujourd’hui encore de très nombreux musées fonctionnement sur le modèle des unités patrimoniales et, dans les pays anglo-saxons, on assiste même à un retour des cabinets de curiosités. Est-ce à dire que l’objet de collection est en voie de disparition ? La question est légitime car si l’on définit de manière liminaire la collection comme une réunion d’objets choisis pour le trait particulier et commun qu’ils possèdent entre eux et qui les fait appartenir à une même série, alors la muséographie de discours détourne de la constitution de collections. En effet, avec des objets utilisés comme des mots, au cas par cas, pour construire les phrases du discours de l’exposition, ce n’est plus l’unité de trait que l’on met en avant ni les différences infimes entre les spécimens. Cette unité comme ces différences deviennent secondaires, accessoires ou complètement hors de propos. L’objet de collection cède donc sa place à l’objet culturel, un objet que l’on convoque d’abord pour établir un discours, sans souci de parenté avec les autres objets rassemblés. Même faisant partie d’une collection détenue par un musée, l’objet présenté dans une exposition discursive fait d’abord sens par rapport au cadre général de l’exposition, à la démonstration qui y est faite. Le statut d’« objet de collection » a perdu de son sens. Dès lors, le recours massif à des éléments très diversifiés n’ayant rien à voir avec la moindre idée de collection est légitimé : des animaux vivants peuvent être exposés entre des objets provenant de réserves de musées et un film documentaire. On est donc très loin de l’idée de collection, qui fera que le collectionneur, « une fois pris dans le sillage de la collection, continue d’acheter tel ou tel objet qui ne l’intéresse pas : la différence dans la série suffit à créer un intérêt formel qui tient lieu d’intérêt réel. C’est une pure contrainte d’association qui joue dans la motivation d’achat » (Jean Baudrillard, Le système des objets, Editions Gallimard, Paris, 1968, p.147). Au contraire, dans l’exposition narrative, le commissaire choisi les objets en fonction de l’intérêt réel de chacun d’entre eux, non pour leur appartenance à un groupe plus large dans lequel ils feraient sens. Réel, ce phénomène ne doit pas laisser penser que les vertus de l’objet de collection ne peuvent habiter les objets donnés à voir dans Bêtes et Hommes. Car en dépit de leur utilisation pour créer un discours, les objets demeurent. De l’objet des cabinets de curiosité, l’objet culturel a gardé le potentiel d’émerveillement et d’étonnement. Ainsi des mainates que l’on rencontre au quart du parcours, ces oiseaux qui imitent le langage humain. Devant l’étrangeté qu’il y a à voir des animaux vivants dans un tel cadre, le visiteur relâche son attention et le discours de l’exposition peut passer pour un temps au second plan. Des spécimens scientifiques des muséums, l’objet culturel conserve le statut d’authenticité : le visiteur sait que l’élément qu’il a en face de lui est authentique, vrai, réel. L’institution culturelle ou patrimoniale productrice de l’exposition garantit ce statut sans que le visiteur ne se pose même la question. Des objets renvoyant à leur monde d’appartenance l’objet culturel garde ce pouvoir de référence. Ainsi des vases à figures rouges prêtés par Le Louvre, qui renvoient le visiteur aux vastes horizons du monde hellénistique. Car ce qui est au Louvre un objet de collection devient un objet culturel lorsqu’il est pris dans une exposition discursive.

Bêtes et Hommes n’est pas pionnière dans le passage de l’utilisation de l’objet de collection à celle de l’objet culturel. Mais le choix muséographique réalisé par la Halle de la Villette à l’occasion de sa réouverture est symboliquement fort, puisqu’il engage l’avenir de ce lieu. Elle n’annonce pas non plus la fin de l’objet de collection ni la constitution et monstration de collections, mais montre avec éclat ce qu’un espace voué aux expositions peut réaliser en dehors de ce cadre.
Multifaces et pluriels, les objets culturels apportent cependant avec eux un risque. Celui de voir le visiteur se perdre dans le foisonnement des éléments portés à sa vue. Car tous les objets ne véhiculent pas nécessairement les mêmes potentiels et ne sont pas interchangeables. Il peut ainsi être préjudiciable pour le sens de l’exposition de voir un objet scientifique être simplement perçu pour son aspect esthétique alors qu’il devait apporter un élément de connaissance, ou de voir le contenu d’une œuvre d’art être pris pour une vérité scientifique alors que le propos de l’artiste était de transgresser les règles mêmes de la science. Une parfaite différenciation et reconnaissance des éléments exposés est donc nécessaire, afin de donner toutes les cartes au visiteur, co-auteur du sens que prennent et donnent les objets. Car si les expositions sont des discours, que chaque salle de musée fonctionne comme une phrase-argument dont les objets sont les mots, encore faut-il être capable de faire le partage parmi ces derniers entre les sujets, les verbes et les compléments. Car à ne pas connaître la grammaire on perd aussi le sens général des propos.


Par Nicolas Blémus,
Co-rédacteur en chef

Publié dans Thème : Objets

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