La Folk Archive de Jeremy Deller : Une approche ethnographique de l’œuvre d’art

Publié le par expologie

 


 


Chaque année le Palais de Tokyo invite un artiste à être commissaire d’une exposition. En 2008, Jeremy Deller, artiste anglais, s’est prêté au jeu et présente « D’une révolution à l’autre » qui rend manifeste certaines pratiques culturelles populaires. Nulle transgression ou autre excentricité de mise en exposition, le parti-pris est très « muséal ». La diversité des objets présentés témoignant de ces us et coutumes, les textes endo-scéniques étoffés contextualisant les expôts et l’accrochage, donnent au Palais de Tokyo des allures de musée d’ethnographie. Supposons que le type d’objets exposés et les valeurs qui leur sont associés, leur mise en scène, et les modalités de visites qui en résultent, distinguent une exposition d’ethnographie d’une exposition d’art contemporain, alors ce changement de programme muséographique que propose « D’une révolution à l’autre » agit-il sur nos paradigmes perceptifs ? Dans quelle mesure la muséographie influence-t-elle notre appréhension des expôts ?

 

Des objets,

La Folk Archive, œuvre de Jeremy Deller, présentée dans la première salle de l’exposition est un rassemblement d’objets hétéroclites prélevés par l’artiste au sein de la culture populaire britannique. Initialement, ces objets « arrachés » de leur contexte et rendus publics au sein « D’une Révolution à l’autre » n’appartiennent donc pas au registre de l’art contemporain, leur vocation première étant de servir à cette pratique sociale. A ces objets, traces du quotidien, Deller a ajouté de nombreuses photographies, vidéos qui attestent de la véracité de ces pratiques et mettent en situation les objets présentés. Ainsi, il a tiré profit des caractéristiques propres à chacun de ces medias : les vidéos donnent à voir en live le déroulement d’un rituel populaire, les photographies précisent les actions, détaillent des personnages. Tous ces indices, laissés par Deller pour reconstituer un monde, sont en étroite relation, forment un réseau dans lequel chaque unité, chaque objet, est solidaire du tout. En cela, il ne s’écarte pas d’une des règles du média exposition qui fonctionne avant tout par synecdoque. Et pourtant, Deller a volontairement brouillé les repères du visiteur. Présentée dans un centre d’art contemporain, la Folk Archive se donne à voir comme matérialisation d’une intention artistique, mais également, chacun des expôts correspondraient à l’objet ethnographique tel que le définit Jamin (1996)[1] : « L’objet ethnographique devient un témoin, une "pièce à conviction ", en d’autres termes un échantillon de civilisation. Il est à la fois signe, reflet, spécimen. Comme la photographie à laquelle on recourt muséographiquement pour en montrer les usages ou faire voir le contexte, l’objet ethnographique vient dire que quelque chose a été. ». L’artiste Deller œuvre sur le terrain de l’anthropologue, et en tant que commissaire, il a stratégiquement eu recours à une muséographie légitimant sa démarche, gage de son sérieux. Sans doute, cela explique pourquoi ce dernier a emprunté de nombreux codes au vocabulaire traditionnel muséal, notamment celui des musées d’ethnographie.

 

Des textes,

Lors des expositions au Palais de Tokyo, les principales ressources textuelles endo-scéniques[2] dont dispose le visiteur sont les textes introductifs à l’exposition ou à une section qui sont inscrits directement sur les cimaises et les textes des cartels. Habituellement, les données factuelles telles que le titre/nomination de l’expôt, son auteur, la date de sa création ou de son entrée dans une collection, son lieu de conservation, les matériaux dont il est composé, etc. constituent le seul contenu des textes des cartels. Selon Marie-Sylvie Poli (2002), ce type de contenu place les cartels en usage au Palais de Tokyo dans la catégorie des étiquettes autonymes.[3] « D’une Révolution à l’autre » déconstruit cette convention. Au sein de l’exposition, de nombreux objets sont accompagnés de cartels au texte plus détaillé. Ces textes assurent au visiteur un support de connaissances puisqu’ils renseignent l’objet  non seulement, sur les éléments mentionnés ci-dessus, mais également sur sa fonction pragmatique et symbolique lors de ces rituels populaires. Les cartels « D’une Révolution à l’autre » basculent dans le champ des étiquettes prédicatives.[4] Grâce à ces quelques lignes au sujet de la biographie de l’expôt,  le visiteur est en mesure de recontextualiser l’objet dans son contexte d’usage. En conséquence, la quantité d’informations est suffisante pour que chacun envisage l’expôt tant sous l’angle d’un objet d’art, intentionnellement choisi et prélevé par un artiste, que sous celui d’un objet ethnographique exposé pour ce qu’il témoigne d’une pratique culturelle.

 

Et des comportements…

Toutes ces considérations ne sont pas sans impact sur la réception. Si l’intention de faire œuvre est bien présente, celle de faire découvrir et documenter le visiteur sur des coutumes culturelles l’est aussi. Deller a diversifié ses sources multipliant ainsi les réactions et effets sur le visiteur. Certaines pièces provoquent le rire tandis que face à d’autres le visiteur se sent intrigué. Globalement, la bizarrerie de ces processions populaires visible dans les vidéos, la fantaisie des costumes des personnages photographiés et l’aspect kitsch de certains objets, donnent envie d’en savoir plus. Au niveau de la réception cela se traduit par un visiteur assidu qui prend le temps de lire les cartels, de comparer les objets. La muséographie le guide donc vers cette voie puisqu’elle lui offre des ressources nécessaires pour qu’il puisse mettre de côté un instant l’ensemble des connaissances collatérales dont il dispose sur le Palais de Tokyo comme centre d’art contemporain, mais aussi, lui donne des clés d’interprétation sur les objets exposés. Des oeuvres qui auraient pu être appréhendées pour ce qu’elles ont d’humoristique ou pour la renommée de l’artiste, deviennent également des objets chargés d’un savoir que le visiteur s’approprie à mesure qu’il les rencontre avec le dispositif muséographique qui les entoure. D’un point de vue anthropologique, l’idée est de prendre conscience que ce qui nous paraît étrange est ce qui déroge à nos habitudes, et par-dessus tout, ce que nous ignorons. Caractériser ces pièces de bizarre, kitsch, etc. est une posture symptomatique orientée par la culture à laquelle chacun appartient. Deller ne s’arrête pas au côté exotique de certaines pièces, la mise en scène pour laquelle il a opté vise à avoir des impacts cognitifs sur le visiteur et prolonge l’approche anthropologique selon laquelle « Comprendre l’homme, comprendre la culture, comprendre le monde et mettre au jour l’irrationnel sont les aspects inséparables d’une même démarche. Les paradigmes culturels font obstacle à la compréhension, parce que chacun de nous est doté par la culture de solides œillères, d’idées préconçues implicites et dissimulées qui contrôlent nos pensées et empêchent la mise à jour des processus culturels. »[5]

 

 

Amélie Gaucher,
Co-rédactrice en chef

[1] Jean Jamin (dir.) (1996) « Introduction à Miroirs de l’Afrique », in M. Leiris, Miroirs de l’Afrique. Paris, Gallimard, « Quarto » in Marie-Pierre Julien & Céline Rosselin (2005) La culture matérielle. Paris, La Découverte. p. 34-36

[2] Plus précisément, Marie-Sylvie Poli examine les textes endo-scéniques selon deux plans. Au plan macro-structurel, les textes d’introduction ou de conclusion sur la thématique de l’exposition et au plan micro-structurel,  les textes endo-scéniques faisant exclusivement référence à la logique interne de l’exposition (panneau, cartel, etc.). Marie-Sylvie Poli (2002) Le texte au musée : Une approche sémiotique. Paris, L’Harmattan. p.52

 

[3] « Les étiquettes que j’ai proposé de nommer étiquettes autonymes comportent un énoncé minimal composé de quelques mots, mais pas encore de phrases. Elles permettent au minimum de nommer l’objet et quelquefois d’en dire un peu plus, comme sa provenance, sa composition, sa date d’entrée dans les collections du musée. » Marie-Sylvie Poli (2002) Le texte au musée : Une approche sémiotique. Paris, L’Harmattan. p.60

 

[4] « L’étiquette prédicative est souvent composée d’une ou plusieurs phrases de base. J’ai appelé ces énoncés prédicatifs. Assemblés en un texte cohérent, ces énoncés peuvent exposer en quelques phrases des mécanismes complexes, des idées savantes, humoristiques ou étonnantes. » Marie-Sylvie Poli (2002) Le texte au musée : Une approche sémiotique. Paris, L’Harmattan. p.60

[5] Edward T.Hall (1979) (éd.originale 1976) Au-delà de la culture. Paris, Editions du Seuil. p.215

Publié dans Thème : Objets

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